9/10Winter Sleep, tentative de critique

/ Critique - écrit par Hugo Ruher, le 18/10/2014
Notre verdict : 9/10 - Le film qui ne se laisse pas faire (Fiche technique)

Tags : film cinema ceylan winter sleep aydin bilge

Encore une palme d’or qui ravira les détracteurs du festival de Cannes. Un film d’auteur turc d’une longueur extravagante: parfait argument pour ceux qui accusent chaque année le jury de se regarder leur élitiste nombril et de ne proposer que des films innaccessible au commun des spectateurs. Mais en dehors de ces considérations, que penser de Winter Sleep?

Si cette critique arrive si tardivement, c’est que le dernier bébé de Nuri Bilge Ceylan est un gros morceau à aborder. Par sa longueur bien-sûr, mais aussi par l’étendue des thèmes qu’il brasse. Exigeant, bavard, référencé, triste, drôle, épique… Winter Sleep est beaucoup de choses en somme, tant et si bien qu’il est difficile d’en dégager quelque chose de clair. Essayons tout de même de nous attaquer à cette oeuvre hors-norme comme on n’en voit qu’une fois par décennie.


Nuri Bilge Ceylan est ici réalisateur, scénarsite, monteur et co-producteur.

 

Qu’est-ce que c’est?

Dans les montagnes d’Anatolie, le film suit le parcours d’Aydin. Ecrivain vieillissant gérant d’un hôtel. Plongé dans de vaines écritures pour un journal que personne ne lit, Aydin entretient une relation plus que distante avec sa jeune femme et tente de supporter sa soeur déprimée suite à son divorce. Difficile d’en dire plus, non pas par crainte de dévoiler l’intrigue mais parce que le décor et les personnages installés ne semblent être là que pour servir quelque chose de plus grand. Comme un étudiant se sert d’exemples pour étayer sa dissertation, Nuri Bilge Ceylan utilise ses personnages pour aborder de nombreuses problématiques.

Non pas que les personnages soient sans intérêt, mais leur destinée importe peu. Pour nous comme pour le réalisateur qui ne cherche qu’à les mettre face à leurs propres contradictions.

A quoi ça ressemble?

Winter Sleep est avant tout immobile, dans la mise en scène comme dans les personnages. La caméra est le plus souvent fixe, dans des plans millimétrés tout simplement superbes. Les paysages extérieurs sont grandioses, et les plans intérieurs sont magnifiquement servis par une photographie léchée.


Les paysages grandioses ont été filmés dans l'Est de la Turquie, en Anatolie.

 

En ce qui concerne la narration, la très grande majorité du film est construite autour de dialogues. De longs dialogues construits avec une précision d’orfèvre et qui explorent de multiples thèmes sur lesquels nous reviendrons plus tard. Un exemple de ce que vous pouvez trouver dans ce film: une scène centrale de plus de vingt minutes, intégralement tournée dans une seule pièce avec pas plus de trois plans différents. La discussion monte, passe d’un sujet à l’autre avec une aisance surprenante jusqu’à l’inévitable conflit. Cette scène est typiquement le genre de moment qui vous collera à votre fauteuil ou qui vous fera sortir de la salle selon la manière dont vous appréhendez le film.

Mais en fait, de quoi ça parle?

Pour expliquer le sujet (ou les sujets) de Winter Sleep, il faudrait d’abord identifier les multiples références qui émaillent l’oeuvre. Le réalisateur cite Tchekhov au générique. On pourra aussi y déceler Shakespeare, Kurosawa, Bergman ou encore Dostoïevski. Surtout Dostoïevski. Des références assez pointues, on l’a compris, et encore il doit y en avoir de nombreuses autres que votre serviteur s’est revélé incapable de repérer.

Assis sur ce corpus aussi érudit qu’éclectique, Nuri Bilge Ceylan évoque le besoin de reconnaissance, le rapport à l’argent, la notion de bien et de mal, la jalousie, la dépendance aux autres, l’inspiration de l’écrivain… Et quand je dis que le réalisateur évoque ces thèmes, il ne fait pas que les survoler. Il serait trop long et fastidieux d’en parler ou de tenter d’analyser le message du film, car tout ça est traité en profondeur et de façon très intelligente et pointue.


L'épouse d'Aydin, complètement déconnectée de son mari.

 

Du coup, j’y vais ou pas?

Soyons honnête, même pour le plus aguerri des cinéphiles, aborder un film d’auteur turc de plus de trois heures entièrement constitué de longs dialogues n’est pas chose facile. Winter Sleep en rebutera plus d’un qui ne verront dans cet enchaînement de considérations philosophico-sociales qu'une masturbation intellectuelle qui tourne en rond et qui ne mène à rien. D’autant plus que le film n’apporte aucune réponse claire sur les problématiques qu’il traite et qu’il n’y a pas de véritables gagnant dans les différentes confrontations orales. Il est facile de se perdre dans ce long discours et de ne plus entendre rien d’autre qu’un long bavardage sans réel but.

Pourtant, si tant est qu’on arrive à rentrer dans la musique du film, à réfléchir sur les questions qui nous sont posées, on tend davantage à penser qu’on est devant un véritable chef d’oeuvre. Winter Sleep ne se laisse pas regarder facilement, il demande un fort investissement de la part du spectateur qui doit s’interroger en permanence. Que répondrait-on à la place des personnages? Prendrait-on les mêmes décisions? Qui a vraiment raison? Autant de questions auxquelles le film ne répond pas mais qui peuvent fasciner. Si on rentre dans cette dynamique, Winter Sleep devient une représentation pointue de notre époque, une illustration fine et captivante des pertes de repères que connaissent nos sociétés et des questions morales qui ne trouvent pas toujours de réponses.

En espérant que cette critique aura donné envie à certains de jeter un oeil à ce film qui le mérite grandement. Et même si certains ne seront jamais touchés par cette oeuvre, ça ne veut pas dire qu’il n’y a rien à en raconter.